Quelles leçons tirer de la période épidémique et des confinements successifs pour le dialogue social en France ? Acteur chevronné du paritarisme et ancien dirigeant de groupe de protection sociale, Patrick Bézier nous partage ses observations de président de l’association « Réalités du dialogue social ».
Patrick Bézier, vous présidez l’association « Réalités du dialogue social » depuis 2018. Une question liminaire nous vient naturellement : quel bilan tirer de l’épidémie pour le dialogue social ?
En dépit des apparences, il est plutôt positif. L’actualité a certes été marquée par des achoppements sur la question du maintien des tickets-restaurants en confinement ou celle des indemnités de télétravail, mais ces sujets demeurent relativement anecdotiques. Dans son rôle d’observatoire du dialogue social en France, notre association n’a pas constaté d’affaiblissement du dialogue social.
Au contraire, la situation exceptionnelle que nous avons connue l’a plutôt conduit à adopter de nouvelles formes, et à s’intéresser à de nouveaux sujets. Par exemple, nous avons mené avec Ouest-France une enquête sur les conséquences du numérique pour le dialogue social. C’est peut-être une surprise, mais celui-ci n’a pas fait que dématérialiser le dialogue, il l’a facilité et lui a donné de nouvelles formes. Beaucoup d’entreprises ont ainsi pu s’adapter en continu et de manière très réactive au contexte épidémique, mais pas seulement au niveau de la direction, comme cela se fait habituellement. Le dialogue entre salariés et encadrants s’est souvent trouvé vivifié par ces nouveaux outils, par des accords informels qui contrastent avec l’image très institutionnalisée du dialogue social et en démontrent la diversité. Dans les grandes entreprises également, le numérique a facilité encore davantage le dialogue social lorsque celui-ci était déjà bon. Le tableau doit cependant être nuancé, et les vingt-sept grands DRH que nous avons interrogés partageaient l’idée qu’un équilibre doit encore être trouvé entre négociation en présence et communication à distance.
Au niveau institutionnel, l’espèce de vide économique que nous venons de traverser a aussi été porteur. L’épidémie a cassé le rythme des réformes, qui était devenu difficile à suivre ces dernières années. L’opposition à la célérité voulue par le gouvernement pour réformer les retraites en est un signe. Cela a offert aux grands acteurs nationaux une parenthèse, l’occasion de réfléchir à des propositions de long terme très ambitieuses, comme l’appel au renouvellement du rôle des partenaires sociaux lancé par le MEDEF en février.
Vous êtes également président d’Audiens Care, et avez fondé et dirigé pendant 20 ans le groupe de protection sociale de la culture et des médias Audiens. Vos observations sur le dialogue social valent-elles aussi pour ce secteur particulièrement mis en lumière pendant l’épidémie ?
Oui… et non. Ici encore, certains faits ont concentré l’attention des médias. Le sort du spectacle vivant, par exemple, est illustrant. Malgré un soutien financier important, l’absence d’offres culturelles laissera des marques dans les secteurs et aussi vis-à-vis du public. Ce sont globalement les mêmes pratiques culturelles – séries en ligne et jeux-vidéos – qui ont bénéficié du contexte. On a pourtant vu des initiatives très originales pour perpétuer le spectacle vivant dans un contexte numérique, ou même inventer de nouvelles formes d’expression à partir de ces compétences artistiques ; l’exemple de l’Opéra de Paris est très intéressant, d’ailleurs récompensé par les Lauriers 2020 de l’Audiovisuel.
Je dirais que les « convulsions » dont a été victime le monde du spectacle – je pense par exemple à l’occupation de plusieurs théâtres, dont celui de l’Odéon – sont le symptôme typique de ce qui se produit lorsqu’une entreprise, un corps social, sont en carence de dialogue social. Peut-on reprocher aux intermittents du spectacle, une population par ailleurs largement précaire, d’exprimer théâtralement son inquiétude quand aucune visibilité ne lui est donnée sur son avenir ? Les lieux de dialogue social intermédiaires et locaux sont indispensables.
Convulsions, symptômes, carence… vous parlez du dialogue social en des termes très médicaux !
Je pense en effet que le dialogue social est au corps social, à l’entreprise, à toute organisation ce que la prévention est à la santé. La métaphore vaut lorsque tout va bien : un corps social qui dialogue régulièrement, sérieusement et à tous les niveaux, c’est un corps social dans lequel l’information circule de manière fluide, les idées également, permettant de trouver des accords gagnant-gagnant entre les parties.
La métaphore vaut malheureusement aussi dans les situations de déséquilibre. Que la confiance manque, que la peur ou la méfiance prévalent, et vous verrez dans quelle ampleur des corps pourtant unis institutionnellement se désagrègent. Des caillots se forment et bloquent toute avancée, les parties se considèrent comme hostiles ou étrangères entre elles, et cherchent avant tout à assurer leur propre survie, quitte à s’affamer elles-mêmes par le déclin du collectif. Cela s’est vu par exemple dans les secteurs des voitures avec chauffeur ou de la livraison de plats à domicile. Outre le statut social mal défini de ces activités, entre salariat déguisé et indépendance tronquée, l’atomisation des travailleurs a permis aux grandes plates-formes pour lesquelles ils travaillent de profiter de conditions parfois plus arrangeantes que les minima prévus par le code du travail. Cela peut également parfaitement se produire dans de grandes entreprises où prédomine une vision restreinte du dialogue social, fortement conflictuelle et fixée sur les questions de rentabilité et d’avantages sociaux.
Or, de même qu’être en bonne santé requiert d’abord de bien connaître les pratiques d’hygiène et de prévention, le dialogue social ne peut être bénéfique pour le corps social que s’il est envisagé dans la globalité, la diversité de ses objectifs, de ses formes et de ses acteurs.
Et comment Réalités du dialogue social promeut-elle cette richesse du dialogue social ?
Nos réflexions et nos échanges sont variés, mais je vois trois grandes initiatives. Elles ne sont d’ailleurs pas des exclusivités, et notre travail est bien de conduire la société à se les approprier.
La première initiative est de redonner au dialogue social le lustre et l’actualité qu’ont pu lui ôter les dernières tendances managériales ou sociétales. On entend partout parler d’agilité, d’intelligence collective ou d’inclusion comme si elles étaient à la fois le moyen et la fin. C’est trompeur car, comme souvent, on confond la déclaration avec l’atteinte du résultat. Nous pensons que le dialogue social peut être un outil puissant pour atteindre ces objectifs, car il est aussi consensuel que ses objets sont concrets. Pour refaire du dialogue social une pratique et une valeur partagée par les entreprises, il est nécessaire que toutes les parties y adhèrent. C’est pourquoi nous promouvons la formation des administrateurs et des managers au dialogue social. Nous avons par exemple mené un cycle de formation à l’ESSEC sur ce sujet.
Une deuxième initiative est, comme je l’ai souligné, d’élargir les perspectives quant au champ d’application du dialogue social. De même que les entreprises sont en train d’abandonner le point de vue strictement économique et financier qui gouvernait leurs décisions depuis plusieurs décennies, le dialogue social se renouvelle en s’appliquant à de nouveaux enjeux. Il est un levier particulièrement efficace pour redonner du sens au travail, en associant les salariés à la poursuite d’objectifs sociaux ou environnementaux par exemple. La transition écologique devient un thème du dialogue social.
Une troisième initiative, enfin, est de nous intéresser à la pratique du dialogue social dans les TPE-PME. Celui-ci ne se limite pas aux grands groupes ou aux mouvements sociaux très médiatisés. Le dialogue social se pratique quotidiennement dans les entreprises, et avec une particulière richesse dans les petits collectifs. Le poids des normes abstraites et de la syndicalisation y étant plus faible, salariés et management y élaborent régulièrement de nouvelles façons de concilier performance et juste rétribution – monétaire, mais aussi symbolique – du travail. Nous avons d’ailleurs mis spécialement en place une étude sur le dialogue social et les nouveaux modes de gouvernance. De même que de petites entreprises développent souvent des innovations susceptibles de donner un avantage décisif à de grands groupes – ou d’en menacer le modèle –, les TPE-PME sont un véritable vivier d’initiatives en ce qui a trait à la gouvernance des entreprises, à la répartition de la richesse, à l’organisation du travail et plus encore. Notre association, qui réunit de très grands noms des mondes paritaire – AG2R LA MONDIALE et les principales organisations patronales et salariales – et économique – EDF, La Poste, Saint Gobain… – a aussi pour vocation de dénicher et de mettre en valeur ces innovations sociales.
Réalités du dialogue social, que vous présidez, a tenu en juin son assemblée générale. Quelle place cette association se donne-t-elle dans le paysage très riche des acteurs du dialogue social, paritaires notamment ?
Le paysage du dialogue social et de ce que l’on appelle les solidarités intermédiaires est immensément riche, et nous n’avons pas vocation à nous y substituer en matière de négociation, par exemple. Nous nous concevons plutôt comme une tribune, une caisse de résonance où les initiatives susceptibles de renouveler le dialogue social et de lui donner la place que la recherche de l’efficacité économique et du progrès par la confiance lui donne. Et ce, que ces initiatives émanent de TPE-PME, d’organisations syndicales, de groupes nationaux, etc.
Notre assemblée générale a confirmé notre élan de renouvellement stratégique. Les initiatives de ces derniers mois sont un bon indicateur de notre ambition, qui porte aussi bien sur le mode d’association des administrateurs aux décisions, leur rémunération, la place du dialogue social en Europe, les effets du numérique ou encore l’enjeu de la transition écologique. Notre époque rebat profondément les cartes des objectifs des entreprises et des aspirations des salariés, et il est normal qu’à la table du dialogue, nous donnions une place à chaque enjeu. Les acteurs du dialogue social montrent qu’ils ont déjà compris la profondeur des transformations qu’entraînera la période que nous venons de vivre. Alors que nous fêterons cette année nos trente ans, nous nous tenons plus prêts que jamais à promouvoir et accompagner ces transformations.
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