Tabac et traçabilité : l’Afrique de l’Ouest doit gagner son indépendance vis-à-vis des lobbies

  • Publié le: mercredi 28 novembre 2018

Politiques de santé inefficaces, publicité et marketing agressifs, traçabilité des produits intéressée : l’Afrique de l’Ouest concentre plusieurs problématiques liées à l’essor du tabagisme sur le continent.

A croire que le boom économique des États doit nécessairement s’accompagner d’effets négatifs. Alors que l’on vante depuis plusieurs années maintenant le développement soutenu du continent africain, vers lequel se pressent de nombreuses puissances économiques déjà bien établies, certains États font face aux problématiques liées au tabagisme. La cigarette, qui a débarqué sur le sol africain il y a une dizaine d’années, tout comme elle avait pénétré l’Europe durant la Seconde Guerre Mondiale, fait aujourd’hui partie des habitudes quotidiennes de quelque 77 millions d’Africains, selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Qui estime que, d’ici 2025, le nombre de fumeurs augmentera de près de 40 % par rapport à 2010. « Soit la plus forte augmentation observée à l’échelle mondiale », indiquait l’an dernier déjà Jeune Afrique. Sans compter que, sur le continent comme ailleurs, les fumeurs sont de plus en plus jeunes chaque année.

Campagnes marketing intensives

Aujourd’hui, l’Afrique de l’Ouest concentre à peu près toutes les complications liées à l’explosion du tabagisme. A commencer par les problèmes de santé, déjà existants, et qui ne manqueront pas de se multiplier prochainement. D’après l’Atlas du tabac, la cigarette a par exemple tué, l’an dernier, 4 453 fumeurs en Guinée, 4 895 au Burkina Faso, 9 111 en Côte d’Ivoire et plus de 16 000 au Nigéria, la première économie du continent. Si les chiffres, rapportés à la population de ces pays, restent en-deçà de ceux de la France et d’autres grandes puissances économiques, ils soulignent les difficultés qu’ont les pouvoirs publics à mettre en place des politiques de santé préventives efficaces. Alors qu’il y a urgence : en Sierra Leone, où 3 157 personnes sont mortes à cause du tabac l’an dernier, les projections de l’OMS montrent que 41,2 % de la population fumera en 2030 – un chiffre qui passe à 74 % chez les hommes.

Certains pays ont tout de même enclenché des politiques de contrôle du tabac, comme le Tchad et le Sénégal. Dans ce dernier, une loi de 2014 interdit ainsi la cigarette dans les lieux publics, et la vente de tabac, prohibée pour les mineurs, ne peut se faire à moins de 200 mètres d’un établissement scolaire. Quant aux publicités en tout genre, elles sont proscrites par le même texte. Ce qui n’empêche pas les industriels du tabac de redoubler d’efforts pour mener des campagnes marketing intensives dans les pays ouest-africains qui ne disposent pas – ou peu – de mesures anti-tabac. Selon le rapport 2018 de l’Atlas du tabac, publié en mars dernier, « l’industrie du tabac vise délibérément les pays laxistes en matière de législation anti-tabac et exploite les gouvernements, les agriculteurs et les populations vulnérables ». En sponsorisant, par exemple, certains événements sportifs ou culturels, et en incitant les boites de nuit à offrir à l’entrée des paquets de cigarettes.

Traçabilité en manque d’indépendance

D’après Pascal Diethelm, vice-président du Comité national français contre le tabagisme, certains géants de l’industrie n’hésitent même pas à contourner les réglementations nationales – lorsqu’elles existent. Ceci avec, parfois, l’accord des pouvoirs publics…« Au Burkina Faso, il y a une très bonne loi pour lutter efficacement contre le tabagisme. Or, la société qui a un quasi-monopole dans le pays, Imperial Tobacco, a décidé d’ignorer la loi totalement et continue de vendre les anciens paquets au mépris de [celle-ci] », expliquait-il à l’AFP en mars dernier. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que le pays est pointé du doigt en raison de la cigarette. Ouagadougou – tout comme Abidjan par exemple – s’attire ainsi régulièrement les foudres de l’OMS, en raison du système de traçabilité des produits liés au tabac qu’elle a mis en place – un protocole de l’organisation internationale exigeant qu’il soit indépendant.

Véritable cheval de bataille de l’OMS depuis quelques années, le suivi des cigarettes, nécessitant des technologies particulières, doit empêcher que celles-ci viennent alimenter le marché de contrebande, qui concerne 12 % des 6 000 milliards de cigarettes vendues chaque année dans le monde. Un trafic illicite alimenté, d’ailleurs, à 98 % par les cigarettiers eux-mêmes, afin d’écouler tous leurs stocks. D’après l’article 8 du protocole, que le Burkina Faso comme la Côte d’Ivoire ont signé en 2013, tout État doit ainsi s’assurer que la traçabilité des cigarettes n’est pas exercée par un groupe lié de quelque manière que ce soit à l’industrie du tabac. Ce qui n’est pas le cas dans ces deux pays, puisque Ouagadougou comme Abidjan ont recours au système Codentify, développé et breveté par l’un des poids lourds du tabac, Philip Morris International (PMI). Un conflit d’intérêt flagrant qui empêche, bien évidemment, les États de lutter efficacement contre la contrebande.

D’après l’Assemblée nationale burkinabé, la raison de cet enfumage proviendrait de l’implication directe des industriels du tabac, dans la mise en place de la traçabilité des cigarettes à l’intérieur du pays. « Le ministre de la Santé n’a pas été impliqué dans l’élaboration de [l’arrêté] qui a, de façon évidente, été pris sous l’influence de la firme du tabac qui a imposé l’outil de son propre contrôle au gouvernement », peut-on lire dans le procès-verbal de la séance plénière du 18 mai 2017. Une mission d’information parlementaire (MABUCIG), mise en place par la suite afin de régler la question de la traçabilité, proposait notamment d’organiser un appel d’offres international pour la gestion d’un nouveau système. Indépendant cette fois-ci. Si les États africains doivent commencer à mettre en place des politiques efficaces pour lutter contre le tabagisme, encore faut-il qu’ils parviennent à cesser toute entente avec les grands industriels.

Antoine Denivel

 

 

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