Pour les fabricants de tabac, c’est l’argument-massue avancé aux États désireux d’augmenter la fiscalité sur les produits du tabac. En effet, selon eux, les hausses successives des taxes sur le tabac encourageraient la contrebande. Aujourd’hui, la quasi-totalité des études semblent s’accorder pour ne dresser aucun lien de causalité entre taxation et contrebande, bien qu’une hausse des taxes puisse évidemment augmenter l’attractivité du commerce illicite. En revanche, les corrélations entre fiscalité accrue, réduction du nombre de consommateurs et baisse des dépenses de santé, seraient avérées.
Hausse des taxes et contrebande : deux phénomènes décorellés
En 2018, un groupe d’universitaires et d’experts indépendants a rendu publiques les conclusions d’un rapport réalisé à partir de recherches menées en Géorgie. En 2004, le gouvernement décide de doubler, puis de tripler, les taxes sur le tabac, alors qu’elles étaient extrêmement basses jusqu’alors. Les cigarettiers ont avancé que la hausse des taxes avait entrainé une augmentation du trafic de contrebande, ce dernier passant de 10 % en 2003 à 65 % à partir de 2005. Cependant, aucune étude ne semble pouvoir confirmer ces données. En effet, en 2017, la Commission de la Santé du Parlement géorgien, dans un rapport, affirmait que le marché de la cigarette de contrebande n’excédait pas 3 % de la consommation globale. Un ratio confirmé par la dernière étude en date dans le pays. Menée en 2018 dans plusieurs villes et dans certaines localités rurales géorgiennes, l’enquête a notamment invité les participants à montrer leurs paquets de cigarettes aux chercheurs. 98,5 % des paquets identifiés possédaient un timbre fiscal géorgien, 0,5 % un timbre fiscal étranger et 0,6 % des paquets n’avait aucun timbre fiscal. De même, 99,1 % des paquets affichaient un message de santé publique. Pour résumer, le nombre de paquets qui ne sont pas issus du commerce légal ou importés d’un pays étranger demeure négligeable en Géorgie.
Des conclusions similaires ont été observées au Québec. La Coalition québécoise pour le contrôle du tabac (CQCT) indique que « la contrebande de cigarettes est passée du tiers du marché en 2009, à environ 15 % entre 2011 et 2015, à 12 % en 2016, malgré le fait que la taxe spécifique sur les produits du tabac ait augmenté durant cette période ».
Selon l’Organisation mondiale de la santé (OMS), la réalité est même toute autre. En effet, l’OMS avance que la contrebande est surreprésentée dans les pays où les prix des cigarettes sont bas ou avec des taux de taxation faiblement élevés. Le niveau de corruption dans le pays ou la défaillance des outils de contrôle douaniers sont en revanche des facteurs réels facilitant la diffusion de produits de contrebande. De même que les zones frontalières où les différentiels de prix et de fiscalité sont parfois importants.
Hausse des taxes : un facteur de consommation en baisse
La hausse des taxes entraîne, mécaniquement, une hausse du prix du paquet décidée par les industriels aspirant, logiquement, à conserver leurs marges commerciales. En revanche, c’est un facteur fortement dissuasif pour deux catégories de personnes particulièrement vulnérables au tabagisme : les jeunes et les personnes les plus démunies. Une condition cependant, pour le Comité national de lutte contre le tabagisme (CNCT) : les hausses des taxes doivent être régulières et dissuasives, les petites hausses cosmétiques n’entamant en rien la volonté des fumeurs.
Là encore, l’OMS confirme ces données. Citant le cas sud-africain, les chiffres montrent que si le nombre de paquets vendus dans le pays était de 2 000 millions en 1991, il n’était que de 1 250 millions en 2007. Dans cette même période, le taux des droits d’accise est passé de 22 % à 37,5 %. Dans les pays à plus hauts revenus, une augmentation de 10 % du prix du tabac entraîne une réduction de 4 % de la consommation. Un impact potentiellement supérieur dans les pays à revenus faibles ou modérés.
Un argument toujours en vogue chez les cigarettiers
En mars 2019, s’indignant d’une nouvelle hausse des taxes, Jeanne Pollès, Présidente de Philip Morris France, expliquait ainsi que « la conséquence de hausses de prix importantes et régulières, c’est la construction d’un marché parallèle ». La SEITA — Imperial Tobacco affirme sur le site trafic-tabac, que la contrebande et la contrefaçon des produits du tabac sont favorisées par une fiscalité élevée et un différentiel toujours plus fort avec les prix pratiqués dans les pays voisins, déplorant une hausse de 250 % du prix du paquet entre 2000 et 2016. En France, une étude menée par KPMG, chaque année, avance cependant qu’un lien de corrélation existe entre hausse du prix du paquet et augmentation de la contrebande. A noter cependant, ces recherches sont financées par Philip Morris International. En 2014, ces études avaient même fait l’objet de critiques virulentes de plusieurs universitaires dénonçant notamment une méthodologie biaisée et une surestimation du niveau de contrebande de cigarettes en Europe. La surestimation systématique de la contrebande dans les rapports financés par l’industrie du tabac a aussi été dénoncée par le Tobacco Control Research Group dans une étude rendue publique en 2019. Le système de traçabilité mis en œuvre par les cigarettiers, Codentify, ferait, quant à lui, l’objet d’un intense lobbying des cigarettiers pour l’imposer aux différents États. Les récentes recherches sur le sujet indiquent cependant que, contrairement aux systèmes de marquage indépendants, il aurait révélé son inefficacité et tendrait à renforcer la contrebande.
Si cet argument est encore utilisé par les dirigeants des principaux groupes industriels, il ne résiste pas aux enquêtes menées sur le terrain. L’OMS rappelle qu’une bonne gouvernance reste le principal outil de lutte contre la contrebande. En effet, si la hausse des taxes peut indirectement renforcer l’attractivité pour les cigarettes de contrebande, défiscalisées, donc moins chères que celles issues du marché légal, l’éventail des outils à disposition des États demeure très important. Renforcement du cadre réglementaire et du contrôle frontalier, harmonisation des prix à l’échelle régionale et, surtout, recours à des outils de traçabilité indépendants des cigarettiers sont autant de mesures à l’efficacité éprouvées.
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